La main dans le pot de confiture

Dans son Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty nous propose une analyse des données du classement des milliardaires que le magazine Forbes publie chaque année depuis 1987 [1]. Voici ce que l’auteur a trouvé : en 1987, les 0,000005% les plus riches du monde (une personne sur vingt millions, soit environ 143 personnes en 1987 et 234 en 2013), disposaient en moyenne d’un patrimoine évalué à 2,8 milliards de dollars actuels [2] or, en 2013, la fortune moyenne de ce groupe était passée à 14 milliards. Ainsi, nous dit Piketty, en vingt-six ans ces ultrariches se sont enrichis de 6,4% net d’inflation alors que le patrimoine moyen du commun des mortels ne progressait que de 2,1%. Pis encore, si on procède au même calcul pour le 0,000001% (une personne sur cent millions), leur fortune moyenne a progressé de 6,8%.

De là, l’auteur conclue que le capitalisme porte en lui une force de divergence qui fait qu’inexorablement, plus on dispose d’un capital important au départ, plus on s’enrichit rapidement ; à terme, prédit-il, et à moins que quelque chose ne soit fait pour contrer cette tendance — entendez des taxes — nous vivrons dans une société dominées par une poignée d’immenses fortunes héréditaires tandis que l’essentiel de l’humanité ne possèdera, pour ainsi dire, rien [3].

Ne tergiversons pas plus longtemps : la conclusion que tire Piketty de ces données est une fraude intellectuelle totale. Voici pourquoi.

Pour bien comprendre, laissez-moi vous proposer un autre storytelling. Imaginez, par hypothèse, que les ultrariches de 1987 ont tous, sans exception, perdu l’intégralité de leurs 2,8 milliards dans les années qui ont suivi et que les ultrariches de 2013 soient tous de entrepreneurs partis de rien qui ont gagné leur 14 milliards ces vingt-six dernières années. Posez-vous simplement deux questions :

— Ce scénario est-il compatible avec les données que nous présente Piketty ?
— Absolument : on a bien les 0,000005% les plus riches du monde de 1987 qui détiennent 2,8 milliards en moyenne, les 0,000005% les plus riches du monde de 2013 qui détiennent 14 milliards et la variation annualisée entre ces deux chiffres est bien égale à 6,4%.
— Ce scénario est-il compatible avec les conclusions qu’en tire Piketty ?
— Absolument pas : c’est même l’exact inverse de ce qu’il raconte.

Voici la fraude de Piketty : il pose comme un principe qui n’a pas besoin d’être démontré que les ultrariches d’aujourd’hui sont les mêmes personnes que les ultrariches de 1987 — ou, du moins, leurs héritiers. Or voilà, si ce n’est pas le cas, si c’est mon scénario qui est juste, toutes ses conclusions tombent à l’eau et le monde dystopique qu’il nous promet n’est qu’une vue de l’esprit.

Mais toi, Ô lecteur, qui es philosophe, tu te doutes bien que la réalité se situe quelque part entre ces deux scénarios extrêmes. Bien sûr, il y a des héritiers et, de toute évidence, il y a aussi des entrepreneurs qui ont construit leurs fortunes actuelles de leurs propres mains. Toute la question est de savoir dans quelles proportions et, question subsidiaire, si en tendance nous allons plutôt vers un monde à la Piketty ou l’inverse.

Je n’ai malheureusement aucune donnée qui soit de nature à clore définitivement le débat ; en revanche, les analystes de Forbes — que Piketty suspecte d’être idéologiquement biaisés comme s’il était lui-même un modèle de neutralité [4] — nous offre un portrait-robot des 1 645 milliardaires en dollars identifiés en début d’année. Les héritiers représentent 34% de l’échantillon et se répartissent en deux sous-groupes : ceux qui, pour simplifier, se contentent de consommer leur héritage (13%) et ceux qui ont fait fructifier le patrimoine qu’ils ont reçu (21%) ; le reste, les deux tiers de l’effectif, est constitué d’entrepreneurs qui ont construit eux-mêmes leur fortune [5]. Quant à la tendance, Forbes note déjà depuis plusieurs années que la proportion d’héritiers est en baisse constante depuis que ce classement existe et que les milliardaires sont, de plus en plus, des self-made men.

En d’autres termes, la roue tourne et elle tourne de plus en plus ; ce qui signifie qu’il est très vraisemblable que les ultrariches de 1987 se sont, en moyenne, enrichis beaucoup moins que ce que Piketty nous dit et qu’au contraire, les ultrariches d’aujourd’hui se sont enrichis beaucoup plus. Vous avez le droit de trouver ça regrettable mais pensez-y tout de même : un monde dans lequel les très riches ne se sont pas fortement enrichis ces dernières années, c’est un monde stationnaire dans lequel les riches restent riches et les pauvres restent pauvres.

Reste que les x% les plus riches d’aujourd’hui sont effectivement plus riches que les x% les plus riches d’il y a dix, vingt ou trente ans et plus x est petit, plus la différence est importante. Pour le coup, on est en droit de tirer ces conclusions des données que nous présente Piketty. La question, ici, est de savoir ce que signifie ce phénomène. J’y reviendrais plus en détail une autre fois mais voici trois résultats que vous pouvez vous amusez à vérifier par vous-même ; ce phénomène est d’autant plus marqué à mesure que :

(i) la distribution des patrimoines au départ est égalitaire,

(ii) la croissance moyenne du patrimoine du commun des mortels est élevée,

(iii) la volatilité de la valeur du patrimoine est élevée.

C’est-à-dire que, pour éviter que les x% de demain soient plus riches que les x% les plus riches d’aujourd’hui, il faut : (i) faire en sorte que la distribution des patrimoines actuels soit la plus inégalitaire possible, (ii) empêcher le commun des mortels de faire croître la valeur de son capital et (iii), réduire au maximum la volatilité du capital. Bref, il faut revenir au monde des grandes fortunes dynastiques façon Ancien Régime. Magnifique programme !

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[1] Voir Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle (Seuil), pages 692 et suivantes.
[2] J’utilise ici les chiffres de Piketty sans ses effets de manche qui consistent à prendre quelques libertés avec les arrondis et à comparer des dollars de 1987 à des dollars de 2013.
[3] Note de la page 694 : « Par exemple, si l’on suppose que le rythme de divergence observé entre 1987 et 2013 au niveau du vingt millionième supérieur s’applique à l’avenir à l’ensemble du fractile constitué par les 1 400 milliardaires du classement 2013 (soit environ le trois millionième supérieur), alors la part de ce fractile passera de 1,5% du patrimoine mondial en 2013 à 7,2% en 2050 et 59,6% en 2100. »
[4] Voilà une méthode presqu’infaillible pour identifier rapidement et sans effort les idéologues dogmatiques : ils se présentent systématiquement comme des modèles de neutralité et accusent leurs contradicteurs de leur propre vice. Nb : s’il s’en trouve un pour m’accuser de ne pas assumer mon biais libéral, je l’invite à relire la phrase précédente.
[5] Kerry Dolan et Luisa Kroll, Inside The 2014 Forbes Billionaires List: Facts And Figures (Forbes, 3 mars 2014).

Notez que ce n’est pas la première fois qu’on prend Piketty la main dans le pot de confiture : déjà en 2011, l’IFRAP l’avait flashé en plein délit de manipulation de données — voir l’article d’Aymeric Pontier sur Contrepoints.

4 commentaires:

  1. Robert Marchenoir09/05/2014 15:44

    En revanche, il y a un domaine dans lequel "l'héritage" et la "reproduction sociale" ne font pas de doute, et ne sont d'ailleurs pas contestés par les intéressés : les enfants qui réussissent le mieux à l'école sont les fils de profs.

    Mais comme ces reproducteurs sociaux-là sont du bon côté, fonctionnaires et de gauche, personne n'y voit matière à scandale.

    Comme c'est curieux et comme c'est bizarre.

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  2. Notez tout de même que Piketty, en tant que marxiste, ne pense certainement pas en terme d'individualités mais de classes, ce qui fait que vous ne risquez pas de le convaincre en insistant sur le fait que les individus, membres de la classes des zultrariches, ont changé.

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  3. Enfin... après une longue absence, que du bonheur. continuez que diable on en redemande.

    Zakalwe

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