À la recherche des rentiers de Piketty, édition Forbes 200

Les riches d’aujourd’hui sont-ils des rentiers comme nous l’explique Thomas Piketty ou, au contraire, ont-ils construit leurs fortunes de leurs propres mains ? C’est évidemment très difficile à dire et ce, d’autant plus que le nombre de « riches » à étudier est important. Par exemple, si considérez qu’on est riche quand on appartient au 1% des plus grosses fortunes mondiales soit, selon les estimations du Crédit Suisse, un patrimoine net de plus de 759 900 dollars US en 2015 (surpris ?), ça nous fait tout de même 47.7 millions de parcours à étudier [1].

Je vous propose donc ci-après une rapide analyse basée un minuscule échantillon composé de gens richissimes : en l’occurrence, les 200 américains les plus riches selon le classement Forbes 400 de 2015 ; l’air de rien, ça fait déjà pas mal de travail [2]. Fort heureusement, Forbes nous propose désormais un Self-Made Score, une note de 1 à 10 où 1 désigne les rentiers oisifs et 10, comme vous allez pouvoir le vérifier, des gens ne correspondent pas du tout à l’idée que ce fait Piketty des riches. Voici le détail :

1 — A hérité d’une fortune et ne fait rien pour l’accroitre. On y trouve une bonne partie des héritiers de Sam Walton (le fondateur de Walmart) — notamment Alice (fille) et Christy (belle-fille) —, deux héritières de William W. Cargill et membres de la famille Duncan (Enterprise Products) mais aussi Laurene Powell Jobs, la veuve de Steve Jobs dont elle a hérité un énorme portefeuille d’actions Walt Disney et Joan Tisch, veuve de Bob Tisch (co-fondateur de Loews Corp.). Comme vous pouvez le constater, c’est un groupe essentiellement féminin (12/13) constitué d’héritières au sens commun du terme mais aussi de veuves d’entrepreneurs.

2 — A hérité d’une fortune et joue un rôle dans sa gestion. C’est encore un groupe à dominante féminine dans lequel on retrouve quelques héritiers Mars (Forrest, Jacqueline et John), un Walton (Jim, qui a effectivement géré quelques affaires familiales) ; les autres sont essentiellement des filles ou des petites filles de qui, d’une manière ou d’une autre, ne se contentent pas de regarder leurs dividendes tomber comme Anne Cox Chambers, la fille de James M. Cox, dont on ne peut objectivement pas dire qu’elle s’est comportée en rentière.

3 — A hérité d’une fortune et a contribué à l’accroître de façon marginale. Cette fois ci, c’est un groupe très masculin constitué essentiellement de gens qui dirigent et développent l’entreprise fondée par leur père ou leur grand-père. On y trouve Carl Cook (Cook Group), Abigail Johnson (Fidelity Investments) et deux des fils de Donald Pritzker (Hyatt Hotel) auquel se joint leur sœur, Penny, actuelle Secrétaire du Commerce de Barack Obama (elle ne fait pas partie du top 200).

4 — A hérité d’une fortune et l’a augmenté significativement. C’est un groupe assez similaire au précédent à ceci près que ceux-là ce sont montrés beaucoup plus entreprenants. On y trouve l’ainé des fils de Sam Walton qui dirige Walmart avec succès depuis 1992, Jim Kennedy qui dirige Cox Enterprises, les trois fils de William Bernard Ziff qui ont préféré créer leur propre société plutôt que de reprendre l’entreprise paternelle et Peter Kellogg qui ne faisait pas dans les céréales mais dans le courtage en actions.

5 — A hérité d’une petite ou moyenne entreprise et en a fait une fortune à dix chiffres. C’est notre dernière catégorie d’héritiers mais ceux-là sont tout sauf des rentiers. Si certains ont eu la chance d’hériter d’une affaire florissante dans le bon secteur (Trump ou Leonard N. Stern dans l’immobilier) la plupart se sont révélé être de formidables développeurs : les frères Koch qui ont transformé la grosse PME paternelle en un des plus gigantesques conglomérats de tous les temps, Charles Butt (H-E-B), Mark Shoen (U-Haul) etc.

6 — Embauché au bon endroit et au bon moment ou investisseur passif qui n’a pas créé l’entreprise. C’est une petite catégorie un peu à part dans laquelle on trouve principalement des salariés de la première heure — Steve Ballmer chez Microsoft, Eric Schmidt chez Google et Jeffrey Skoll chez eBay. Bizarrement, on y trouve aussi Stan Kroenke qui se constitue une fortune dans l’immobilier puis dans le sport avant d’épouser une Walton (Ann, dont la fortune est comptée à part) et Peter Buck, co-fondateur de Subway.

7 — A construit sa fortune en bénéficiant d’une avance de parents riches ou en monnayant ses origines. Là encore, c’est une catégorie fourre-tout : on y retrouve Rupert Murdoch ou Philip Anschutz qui auraient, à mon humble avis, toute leur place dans le groupe 5 au côté de Trevor Rees-Jones, de Clay Mathile, de Daniel Och ou d’Archie Aldis Emmerson qui, pour autant que je sache, ont construit leurs fortunes seuls (et relèvent, à mon sens, plutôt de la catégorie 8).

8 — A construit sa fortune en étant issu de la classe moyenne aisée. C’est la catégorie de Bill Gates (fils d’un avocat et d’un business women de Seattle), de Mark Zuckerberg (papa dentiste et maman psychiatre) ou de Michael Bloomberg (son père était comptable). On y trouve aussi pas mal de noms connus : Warren Buffet, Jeff Bezos, Larry Page, Phil Knight, Michael Dell, Paul Allen, Elon Musk, George Lucas et Steven Spielberg pour ne citer que les plus célèbres.

9 — A construit sa fortune en étant issu de la classe ouvrière ; parti de rien ou presque. On y trouve Larry Ellison (Oracle), né d’un pilote qu’il ne connaitra jamais et d’une mère qui l’abandonne à 9 mois ; Sergey Brin (Google), fils d’un prof de math soviétique qui a fui l’URSS ; John Paulson, né dans le Queens et orphelin à 15 ans ; Ralph Lauren, un gamin du Bronx ; Bruce Kovner, un des meilleurs gérants de hedge fund de tous les temps…

10 — A construit sa fortune en étant non seulement issu d’un milieu pauvre mais avec obstacles. C’est la catégorie Zola, celle de Sheldon Adelson qui a grandi sous le seuil de pauvreté à Boston ; de George Soros, qui a échappé de justesse aux nazis à Budapest ; de Carl Icahn, fils d’un prof remplaçant du Queens ; de Kieu Hoang, qui a grandi pieds-nus dans les rizières du Vietnam ; de Neil Bluhm, abandonné par son père à 13 ans…

Ceci étant posé, voyons comment nos 200 super-riches se classent dans ces différentes catégories. Avant de vous donner les résultats, sachez tout de même qu’il fallait disposer d’un patrimoine net d’au moins 3.3 milliards de dollars pour rentrer dans cette liste, que même chez les ultrariches la distribution des patrimoines est très inégalitaire (Bill Gates, à lui seul, est plus riche que les 22 derniers de la liste…) et que l’âge moyen de ce petit club est de 67 printemps (j’y reviens). Voici donc notre panel, classé par Self-Made Score [3] :

Self-Made
Score
Nombre
(sur 200)
Fortune
(médiane)
Âge
(moyen)
1135.063
2115.071
3103.755
4105.064
5225.976
657.665
7144.2571
8675.062
9294.872
10195.472

Des héritiers, soit les groupes 1 à 5, je n’en compte que 66 sur un total de 200 individus ce qui nous fait un tiers panel. Maintenant, si ce sont des rentiers que vous cherchez, des gens qui, pour l’essentiel, se contentent de percevoir leurs dividendes, ce sont les groupes 1 et 2 ; 24 personnes soit 12% de l’ensemble. Pour les raisons évoquées plus haut, je vais laisser de côté les groupes 6 et 7 pour me concentrer sur ceux qui, sans aucun doute possible, ne correspondent en rien à ce que décrit Thomas Piketty (les scores de 8 à 10) : ils sont 115 et représentent plus de 57% du panel.

Le groupe le plus important (et de loin), c’est le groupe 8, ceux qui sont issus de la classe moyenne à moyenne supérieure ; des gens pour qui le patrimoine hérité de leurs parents ne représente quasiment rien comparé aux fortunes qu’ils ont amassé de leurs propres mains. Si vous considérez les 48 qui appartiennent aux deux dernières catégories — ceux qui sont nés pauvres ou pas loin — ils sont deux fois plus nombreux que les rentiers des groupes 1 et 2 — 48 contre 24. Alors oui, il y a bien encore quelques rentiers mais la plupart de ces gens-là ont construit l’essentiel ou la totalité de leurs fortunes en travaillant et en prenant des risques.

Comme vous pouvez le voir, nous n’avons pas affaire à une bande de gamins. Les plus jeunes de la bande — Zuckerberg et Dustin Moskovitz (Facebook puis Asana) — ont tout de même 31 ans et Anne Cox Chambers (une rentière) s’approche du centenaire. Ça s’explique assez simplement : pour les héritiers, c’est qu’en général on hérite quand on a la cinquantaine (je n'ai que deux rentiers de moins de cinquante ans : Scott Duncan, 33 ans et Milane Frantz, 46 ans) ; pour les entrepreneurs, c’est que leur fortune est généralement le résultat d’une vie entière de travail et de prises de risque. Il faut juste réaliser qu’un type comme Adelson, par exemple, a mis 70 ans à bâtir sa fortune [4].

Autre aspect intéressant et ce, même si je n’ai pas de statistique précise à vous proposer : les fortunes de la quasi-totalité de ces gens sont composées d’actions de l’entreprise qu’ils ont créé (groupes 8, 9 et 10) ou dont ils ont hérité (1 à 5). Il doit bien estimer, dans le tas, un rentier qui fait appel aux services d’un gestionnaire de fortune pour gérer son magot (façon Piketty) mais je ne l’ai pas trouvé : les Walton, Mars et autres héritiers Cargill restent actionnaires de la boutique familiale même si certains d’entre eux ne participent pas activement à sa gestion. La conséquence de ça, c’est que ces patrimoines sont extrêmement volatils et donc, la hiérarchie des fortunes change en permanence.

Caramba ! Encore raté M. Piketty !

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[1] Le Crédit Suisse raisonne sur la base de la population adulte mondiale soit 4.7 milliards d’individus.
[2] Si vous voulez me donner un coup de main pour faire les 200 suivants, les données sont ici (les patrimoines sont exprimés en milliards de dollars US).
[3] Sur ce panel, j’ai classé moi-même trois personnes qui n’étaient pas classées par Forbes ; il s’agit de Kieu Hoang, qui mérite largement un score de 10 et des frères Bubba et Dan Cathy auxquels j’ai assigné un score de 3. Par ailleurs, quand plusieurs personnes sont classées ensembles (un couple par exemple), j’utilise simplement l’âge moyen. Enfin, je vous propose un patrimoine médian pour éviter les distorsions créées par le groupe 8 (Gates et Buffet) et cette donnée est exprimée en milliards de dollars US.
[4] La légende raconte qu’il commencé en empruntant 200 dollars à son oncle en 1945, alors qu’il n’avait que 12 ans, pour s’acheter une licence de vendeur de journaux à Boston.

4 commentaires:

  1. Avec Piketty, on n'est pas dans le rationnel, mais le religieux. C'est Mises qui qualifiait ainsi le marxisme si je me souviens bien.

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  2. Les conclusions que vous tirez du cas américain seraient sans doute comparables pour le cas français. Je pense notamment à Pinault,Arnault,Mulliez, Schuller-Bettencourt,aux propriétaire-gérants des hypers Leclercà à quelques fondateurs de grosses SSII.

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    1. Eh bien peut-être pas ; si j’en crois Fortunes, qui fait un classement de ce type en France, c’est justement l’absence de mobilité sociale qui caractérise le sommet de notre pyramide.

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